Vivons-nous réellement la fin de la centralité du travail dans nos vies et pourquoi ce « Grand Bouleversement » ?
Comprendre le renouveau des formes d’engagement au travail.
Eric Mellet et Philippe Pierre
Quatre billets pour comprendre et agir !
Avec Philippe Pierre, nos actions de formation et de coaching ainsi que nos partages d'expérience réguliers, nous ont révélé à quel point la question de la place réelle du travail pour jeunes et moins jeunes était au coeur des préoccupations de nos clients. Que pointaient sans cesse de fortes interrogations sur une quête de sens au travail, une supposée baisse tendancielle de motivation, et plus largement, un renouveau des formes d’engagement dans la sphère du travail.
Nous serions à un moment charnière, à un tournant franchi. De 10,3 % de taux de chômage en 2015, au sens du BIT, nous sommes passés à 7,3 % de la population active fin 2022. En moyenne, une offre d’emploi attire désormais moins d’un candidat alors qu’ils étaient 2,60 à se manifester en 2021. Ces chiffres varient du simple au triple selon les secteurs. La branche de la santé attire, par exemple, une moyenne d’à peine 0,4 candidat par offre ! Plus de 4000 postes de professeurs étaient restés non pourvus en juillet 2022. Manquera-t-on, à nouveau, de candidates et candidats à la rentrée 2023 ?
La « désertion » vient toucher des professions cruciales pour le simple fonctionnement quotidien de notre société.
Alors que le travail a, pour la plupart d'entre nous, constitué le socle, voire le sens majeur de l'existence, il semble ne pas en être de même pour des personnes qui ont envie d’avoir plusieurs vies professionnelles à vivre en même temps ou de « sortir du système ».
Aussi, c'est à travers quatre billets que nous nous proposons de tenter un décryptage des dynamiques à l'œuvre et que nous conclurons par la force de la différence, chère à Norbert Alter, de celles et ceux que nous nommons « déviantes et déviants positifs ».
Pour cela, nous croiserons regards et expériences issus de nos formations, nos conférences, nos enseignements universitaires ou nos coachings et de quatre champs disciplinaires :
- Sociologie de l’entreprise
- Management Interculturel
- Psychologie Positive
- Organisation Apprenante ...
et de trois niveaux d'observation…
- La société globale
- Les cultures d’organisation
- La vie en équipe avec des « déviants positifs »
Dans nos quatre billets, vous trouverez, et nous assumons ce choix, considérations sociologiques et conseils pratiques de management. Si le seul outil dont nous disposons est un marteau, tout autour de nous ressemblera à un clou !
Nous chercherons à déconstruire des idées-reçues telles que « les Français seraient paresseux, et bien plus que les Allemands ou les Scandinaves… », que la « Grande Démission » serait synonyme de « Grande Paresse », que la paresse c’est l’inaction et le repli sur soi, que les jeunes ne voudraient plus travailler et sont plus individualistes que leurs ainés, que la crise sanitaire aurait finalement inauguré, en trois années, un rapport inédit au travail....
Au-delà des discours définitifs ou tonitruants, une révolte plus silencieuse se propage et qui renvoie au type de société que nous voulons construire demain. Et si les symptômes d’une rupture de la jeunesse avec le « sens du travail » dissimulaient, en réalité, la forêt du doute et même de la résignation face à un certain avenir que l’on ne veut plus ? Les Stakhanov se transforment-ils en Oblomov, ce personnage du roman éponyme d'Ivan Gontcharov affecté par une indécrottable apathie et la tentation du divan ?
Dans un premier billet (Crise de l’engagement et « Grande Démission » dans une société en « archipel »), nous interrogeons la notion même de « Grande Démission », cherchons ses sources et en relativisons la portée.
Dans un deuxième billet (Vivons-nous réellement la fin de la centralité du travail dans nos vies et pourquoi ce "Grand Bouleversement" ?), nous explorons une demande généralisée d’aplatissement des structures hiérarchiques et, plus largement, une érosion des figures traditionnelles d’autorité.
Dans un troisième billet (Grande Flemme ou renouveau de l’engagement ?), nous mettons en doute certains effets de la technologie galopante sur le bien-être et soulignons une face plus sombre de la société de confort.
Dans un quatrième billet (La place des "déviants positifs"), nous en appelons à la force des atypiques et mettons en garde contre le « Grand Adéquationnisme» qui toujours célèbre mimétisme et entre-soi et ce, dès le recrutement. Nous valorisons la force de la rencontre et des atypiques si ceux-ci sont généreux et délivrent du résultat au-delà de leurs seules différences.
Nous sommes questionnés par David Lambert dirigeant de FuturGo, un cabinet conseil innovant dont les équipes sont convaincus que placer ensemble l'innovation au service des entreprises confère un avenir plus sûr et qu’il convient de fonder un nouveau pacte de loyauté et d’engagement entre employeurs et employés.
Billet 2/4 : Vivons-nous réellement la fin de la centralité du travail dans nos vies et pourquoi ce « Grand Bouleversement » ?
6 points en résumé :
Dans ce billet accessible sur www.mellet-consulting.com et sur www.philippepierre.com, derrière le terme de « Grand Bouleversement », nous pointons plusieurs phénomènes :
- Si « Grand Bouleversement » il y a, il est d’abord à interpréter, selon nous, à l’aune d’une civilisation du confort matériel et de la transformation de la notion d’effort physique et moral comme de la métamorphose du lien social sous l’effet ultra-quotidien du numérique, de la famille dite « nucléaire » en recomposition et, plus largement, des formes d’autorité légitimes qui mutent…
- Tous les gouvernements ont accepté, en France, et plus largement, en Occident, que nous déléguions à la technologie toutes sortes de tâches laborieuses et qui conditionnaient il n’y a pas si longtemps notre rapport au monde
- Plus le monde social s’unifie dans ses appareillages technologiques, financiers et informationnels, plus nous pianotons sur nos smartphones, plus notre temps médiatique s’accélère, plus notre société semble se fragmenter dans ses appartenances et se fragiliser dans son assise culturelle. Dans sa capacité à porter un élan commun...
- Au-delà du passage d’un ordre pyramidal hiérarchique à un ordre polycentrique et éclaté, un phénomène d’enchevêtrement des sphères s’étend dans le champ du travail : l’espace intime des émotions et du ressenti côtoie de plus en plus l’espace social de la tenue du ou des rôles professionnels
- Nous semblons passer massivement du « vivre pour travailler » au « travailler pour vivre ». Et dans le même temps », aux sources de ce « Grand bouleversement », le « turbo-capitalisme », celui des grandes structures anonymes et de l’ultra-quotidienneté du digital et du numérique dans nos vies, semble manquer de boussole : il est, en effet, possible de vivre confortablement tout en allant très mal psychologiquement. Ne confondons donc pas travail, emploi et marchandisation complète de tous les rapports sociaux. La « Gafamisation » de nos existences n’est pas sans risque. Elle pourrait conduire à la transformation de l'énergie humaine en argent en tant que fin en soi irrationnelle
- Face à ces risques, nous refusons le retour en arrière du « c’était mieux avant ! » et célébrons la force de la rencontre ! Qui souvent s’opère dans des PME et ETI innovantes !
Vous croiserez, dans ce billet, Renaud Sainsaulieu, un dessert qui veut être mangé en premier, l’ordre westphalien, la loi sur les 35 heures, des téléphones, beaucoup de téléphones devenus ordinateurs, la nostalgie, l’espoir, une pancarte jaune, Elisabeth Roudinesco, Régis Debray, Petite Poucette, Christophe Guilluy, Michel de Montaigne…. et une recette de blanquette de veau...
"Grand Bouleversement" ?
Commencer le repas de la vie par le dessert ?
En 2003, déjà, dans un ouvrage titré Pourquoi j’irais travailler ?, les auteurs, dont le sociologue Renaud Sainsaulieu, se demandaient sur quels ressorts agir pour « attirer, intégrer et fidéliser » et l’on soulignait alors la naissance de services de pressing, de garde d’enfants ou la mise à disposition d’ordinateurs portables (Eric Albert et Allii, Pourquoi j’irais travailler ?, Eyrolles, 2003, p. IX). Tandis que grandissait une « logique davantage centrée sur l’individu », en clair sur des individus appelés à devenir gestionnaires d’eux-mêmes dans une société marchandisée et qui avaient de moins en moins confiance en leurs employeurs, les auteurs pointaient en précurseurs attentifs : « les arrêts volontaires de carrière, la pratique des congés sabbatiques longs, le travail nomade, les redéploiements de carrière et les reconversions, le télétravail, les choix professionnels au profit d’associations ou de collectivités territoriales différents de ceux centrés sur les activités classiques de l’entreprise » (Idem, p. 38).
Vingt ans plus tard, nous y voilà. On cherche toujours des bras et des volontés. En tous secteurs et en toutes régions. On manque toujours d’aides-soignantes, de chauffeurs de bus scolaires, d’ouvriers dans la construction ou de techniciens dans l’agro-alimentaire, de serveurs et de plongeurs dans l’hôtellerie-restauration, d’informaticiens…
On cherche toujours à attirer, intégrer et fidéliser des « talents ». Et pas que... Vingt ans plus tard, les lieux même du travail se pluralisent : tiers-lieux/espaces coworking, open-space, travail à domicile... Qu’il y a-t-il de neuf ? Ou de vraiment neuf ?
Dans un rapport de la fondation Jean Jaurès de novembre 2022, on peut lire : « En mai 2008, soit au début du quinquennat de Nicolas Sarkozy, dont un des mantras était le fameux « Travailler plus pour gagner plus », 62% des salariés souhaitaient, s’ils en avaient le choix, « gagner plus d’argent, mais avoir moins de temps libre » contre 38% qui désiraient « gagner moins d’argent pour avoir plus de temps libre ». Le rapport de force entre ces deux modalités est aujourd’hui totalement inversé.
Après la « Grande Démission », le « désinvestissement tranquille » Par « quiet quitting », on entend des collaborateurs qui sont présents à leur poste de travail mais désengagés, faisant le minimum obligatoire. L’heure est avant tout à rester en bonne santé et à profiter de la vie. Une note de juillet 2022 réalisée par la Fondation Jean Jaurès illustre à merveille ce sentiment. Parmi les choses « très importantes » de la vie arrivent la famille (71%), les amis et relations (46%), les loisirs (41%) et le travail (24%). En 1990, le travail arrivait après la famille et était « très important » pour 60% des employés. |
David Lambert (Dirigeant de FuturGo) : Eric Mellet et Philippe Pierre, vous défendez l’idée que nous vivons un temps de remise en cause de la centralité du travail dans nos vies, la quête du bonheur étant devenue un horizon indépassable de notre temps.
Si « Grande Démission » ou « Grand Bouleversement » il y a, ils seraient d’abord à interpréter, selon vous, à l’aune d’une civilisation du confort matériel et de la transformation de la notion d’effort moral et physique. Le plaisir, dans notre société, si possible immédiat, ne serait plus un péché mortel qu’il faudrait repousser avec horreur mais, selon Pascal Bruckner, un cadeau à recevoir avec bienveillance comme la preuve même de notre humanité[1]. Jouir sans entrave, est-ce bien cela ?
Notre société a fait naître un nouvel impératif autour de la quête du bonheur dans sa vie et du bien-être dans la sphère du travail. La réalisation de soi, le développement personnel, le coaching, le souci de soi consacrent, par exemple, cette « présence psy »[2] grandissante en entreprise et en organisation.
Avec nombre de personnes démissionnaires jeunes ou moins jeunes d’ailleurs - qui « votent avec leurs pieds » et veulent « profiter maintenant » – nous semblons passer massivement du « vivre pour travailler » au « travailler pour vivre ». Le plaisir est moteur de l’action. Il ne s’agit plus tant « de se réaliser » par le travail que, plus modestement, de s’y sentir bien. Il s’agit de sortir de ses « six mètres », dirait-on au football, pour souligner le refus d’une vie de sacrifice et de camper en « surface de réparation » afin de profiter d’un certain confort, de siestes sur le lieu de travail, de salles de repos et de jeux. La philosophe Elsa Godart parle même « d’un droit à la défonce (même au boulot), à l’éclat, au shoot d’intensité quotidien »[3].
Si « Grand Bouleversement » il y a, il est aussi à comprendre dans l’enchevêtrement des sphères où l’espace intime des émotions et du ressenti côtoie de plus en plus l’espace social de la tenue du rôle professionnel. Le plus intime peut devenir le plus exposé. Le professeur s’étonnera de se voir demander, à la fin de son cours, combien il gagne. Pour lui, c’est tabou et pour l’étudiant une information que l’on partage sur la Toile, à plusieurs, en « tribu », pour mieux anticiper son avenir et aussi rembourser au mieux ses crédits en faisant le "bon choix de carrière". Plus préoccupant, Spotify rembourse à ses équipes la congélation d’ovocytes et les traitements contre l’infertilité[4]. Plus étonnant, Accenture couvre, aux Etats-Unis, les frais de chirurgie de « réaffectation sexuelle » de ses salariés.
Le manager devra intégrer la sensibilité de ses collaborateurs... Accepter par exemple, de commencer une journée de travail par le partage de ce que son équipe a sur le cœur en puisant dans ses ressources émotionnelles pour apaiser des tensions relationnelles.
Il devra préférer l’autorité de l’argument à l’argument de l’autorité. Avoir aussi l’humilité de se laisser enseigner par des plus jeunes. Notamment dans les domaines où « le métier » s’apprend aussi en dehors de la « boite » (pensons à ces jeunes informaticiens qui se forment et arrivent à des compétences techniques élevées par rapport à leurs collègues en place et plus anciens).
Cet enchevêtrement des sphères se renforce quand le temps privé peut être utilisé pour le travail, que les temps de transport le sont aussi quand on en profite pour se connecter aux collègues ou à ses mails.
Il s’illustre aussi, au cours des derniers mois, sur Tik Tok, notamment aux États-Unis, à travers des vidéos de jeunes gens se filmant en train d’annoncer leur démission en direct avec l’hashtag #quitmyjob[5].
L’illustre encore, note Olivier Roy, les demandes en notre société d’un salaire pour la mère au foyer ainsi que « l’évaluation de la surcharge émotionnelle » ou de la « charge mentale » des femmes qui travaillent à l’extérieur tout en assurant le travail domestique remettent la relation de couple, qui était devenue progressivement une affaire privée avec la modernité et la sécularisation des religions, au cœur de la socialisation économique et politique[6].
David Lambert : La loi sur les 35 heures a fait acquérir au temps non travaillé ses lettres de noblesse. De leur côté, les délocalisations et les restructurations ont sapé les fondements d’un modèle que vous appelez « loyauté », supposé protecteur. Nous avions une lutte pour le partage des richesses qui passait par une revendication d’augmentation des salaires. Les 35 heures sont venues percuter une vision kantienne qui croit que l’éducation et le travail disciplinent nos pulsions animales et forment nos facultés humaines, et qui n’accepte comme repos légitime que celui vécu après l’effort. En quelque sorte, la loi visait à faire que l’on cesse de considérer le temps libre comme un temps passif de jouissance des loisirs capitalistes.Qu’en pensez-vous ?
Les gouvernements successifs n’ont jamais associé, en France, ce passage aux trente-cinq heures par la mise en place d’une structure publique qui aurait eu vocation à proposer des activités culturelles et récréatives. Sans cela, le marché a répondu et s’est engouffré dans la brèche en créant de nouvelles offres de loisirs pour occuper le temps ainsi « libéré ».
Il est remarquable de constater que, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, tous les gouvernements occidentaux, et bien au-delà, ont prôné une augmentation de la production consumériste sous couvert d’accroissement du bien-être des populations.
Le « turbo-capitalisme » actuel, celui des grandes structures anonymes, que nous distinguons bien des TPE, PME et ETI, s’arrange toujours pour faire considérer comme normale l’extension infinie des besoins mercantiles qui créent sans cesse de nouveaux services et produits. On sait que cette quête infinie est incompatible avec la finitude des ressources productives, que ce soit la force de travail humaine ou les ressources environnementales, mais on continue.
Tous les gouvernements ont accepté que nous déléguions à la technologie toutes sortes de tâches laborieuses et qui conditionnaient il n’y a pas si longtemps notre rapport au monde.
Nos sens ont-ils été enrichis ou amplifiés avec la croissance des appareillages technologiques et digitaux ? Avons-nous davantage d’énergie vitale ? On peut en douter.
David Lambert : La philosophe Céline Marty rappelle d’ailleurs que « les relations de travail sont des relations de subordination où le travailleur – qu’il soit salarié au service d’un employeur, fonctionnaire au service d’un usager ou indépendant au service d’un client – satisfait la demande d’un tiers, selon des normes et des conditions qu’il n’a pas déterminées »[7]. Est-ce cette relation de dépendance qui est aujourd’hui contestée ? Doit-on trouver dans la remise en cause de la figure du Père, quelle qu’elle soit… comme figure de subordination, une explication aux évolutions de notre société ?
Nous vivons, depuis trois siècles au moins, une sortie de la structuration religieuse des sociétés occidentales où le rapport de supérieur à inférieur fournissait l’armature dominante de la vie sociale[8]. L’État moderne issu de l’ordre westphalien faisait correspondre un souverain, un territoire, un peuple et une religion (sécularisée en culture politique)[9]. La vie sociale s’ordonnait autour de la verticalité d’une vérité révélée, de la puissance des « sachants » et, dans un contexte ambiant de domination masculine des sphères de pouvoir, les contraintes de rôles à tenir dans la société étaient patiemment transmises et connues. Elles permettaient une adaptation facilitée de l’individu au milieu social qui était le sien et dans lequel il s’insérait très jeune par l’école, le travail et les obligations militaires pour les jeunes garçons[10].
La quête de sens revient à constater le besoin que nous avons de nous sentir faisant partie d’un ensemble plus grand que nous, de faire communion avec des éléments qui nous dépassent, le mouvement enivrant d’une foule, la force des éléments terrestres ou l’esprit d’un peuple.
L’humanité tout entière frémit d’un même désir d’une vie plus libre et plus juste. La question du « sens » n’est pas l’apanage des diplômés ou des nantis. Elle touche toutes et tous. Et le « sens » émerge d’abord de la façon dont le travail est organisé. Les revalorisations salariales semblent insuffisantes pour compenser la perte de sens et les mauvaises conditions de travail, particulièrement des ouvriers et des employés. Pour Thomas Coutrot et Coralie Perez « les professions qui trouvent le plus de sens à leur travail présentent la particularité, quel que soit leur niveau de qualification, de placer leurs occupants en relation avec le public ou les clients » [11]. D’après les deux économistes, il y a trois conditions pour qu’une personne trouve du sens à son travail : l’utilité sociale ressentie, que le travail réponde à des besoins réels sur un territoire ; la cohérence éthique, soit un travail de qualité qui respecte la santé des autres et, plus largement, de la planète ; et la capacité de développement, apprendre des choses nouvelles et enrichir son portefeuille de compétences.
David Lambert : Dans un célèbre journal du soir, on peut lire fin février 2023 : « Expatriés au Portugal, des retraités retrouvent la France d’avant : ici, ils ont le respect de l’autorité ! ». Assisterions-nous actuellement, dans notre société, au passage d’un ordre pyramidal hiérarchique à un ordre polycentrique et éclaté ? Force est de constater que le centre d’un modèle culturel patriarcal/souverainiste/traditionnel est questionné par divers autres modèles plus féministes, plus libéraux, plus technophiles… Le rapport difficile entre un Etat centralisé et le foisonnement de revendications, comme celles des gilets jaunes d’ailleurs, n’en est-il pas un bon exemple ?
Oui, sans que ce passage du centre à des centres soit à comprendre comme les pages d’un livre qui se tourne irrémédiablement. Les ordres culturels coexistent, s’hybrident, provoquent des constants effets de ressac. Ils transpercent les classes d’âge. Ainsi, n’oublions pas qu’une majorité de nos jeunes compatriotes en route vers le marché du travail -entre 18 et 30 ans - souhaiteraient rentrer dans la fonction publique si on leur en offrait la possibilité. Nous sommes donc loin de l’idée d’une France peuplée prioritairement de jeunes micro-entrepreneurs.
Nous aimons bien l’image des calques que l’on superpose pour approcher d’une vérité. En faisant nôtre la complexité croissante de ces calques qui se cumulent, observons, par exemple, le mouvement de « décollectivisation » du travail quand les accords d’entreprise supplantent les accords de branche ou nationaux, que l’on rencontre une très grande variété de formes de contrats de travail, de formes de sous-traitance, qu’une cohabitation des salariés bénéficiant de statuts différents suite à un rapprochement (fusion, rachat, privatisation…) se renforce, qu’une coexistence s’opère entre ceux qui travaillent dans des secteurs protégés nationalement et les autres…[12]
Nous vivons la fin de la centralité du travail dans nos vies parce que, plus largement, nous vivons la fin de la centralité des pouvoirs légitimés dans notre société. Nous quittons un certain ordre pyramido-militaro-industriel qui ne dissociait pas travail, sociabilité et univers culturel qui nous constituent.
Le mouvement des gilets jaunes a permis de souligner de nouvelles formes de contestations liées à la subsistance et à la fin de mois. Les imaginaires qui font tenir ensemble le peuple français par une volonté politique sont en difficulté. Parallèlement, les mobilisations féministes, éthiques, antiracistes, ou sur le changement climatique et l’environnement pratiquent des modes de résistance qui souvent ignorent les syndicats et un type de lutte entre « partenaires sociaux » (syndicats contre patronat) qui se posent en s’opposant. Un type de lutte caractéristique d’un monde d’avant la chute du mur de Berlin que le conflit en Ukraine fait ressurgir.
Or, nous évoluons plutôt au sein d’un monde social et d’une société française qui fonctionnent moins selon la logique des affrontements symboliques, de classe à classe, mais s’agencent selon des logiques culturelles hédonistes et émotives « qui font que chacun consomme d’abord pour se faire plaisir plutôt que pour rivaliser avec autrui »[13]. Un monde social paradoxal, en ce sens qu’il valorise un travail à distance pourtant interdit ou peu accessible à ceux que la pandémie du Covid-19 et le confinement ont mis en « première ligne ». Nos « premiers de corvée ».
Cette fin de la centralité du travail dans nos vies, est remise en cause de la domination d’un ordonnancement séquentiel linéaire[14]. On peut la lire, depuis longtemps, en peinture avec la déconstruction de la figuration, en musique, de la tonalité, de la chronologie dans l’art romanesque et théâtral. La peinture occidentale, à partir de l’école florentine, c’est une perspective où l’homme est en maîtrise des éléments. La peinture chinoise montre un homme qui n’est qu’un élément parmi d’autres de la nature, où l’individu n’existe pas en soi. L’architecture occidentale des centrales nucléaires les magnifie en majesté tandis qu’en Orient, elles doivent se fondre au maximum dans la nature[15]. « Dans l’imaginaire français, le haut fait le bas et depuis très longtemps ! » écrit à raison Stéphane Rozès.
Pendant des années, et particulièrement durant les trente glorieuses, le politique - ce qui faisait tenir ensemble – reposait, en France, sur un imaginaire qui tenait ensemble le bon, le juste et l’efficace à l’intérieur d’une même société. L’adhésion au modèle républicain reposait sur un ascenseur social en état de marche qui trouvait son aboutissement dans ce que nous avons pu nommer modèle de la « loyauté ».
De tout temps, la fin d’un monde a été perçu comme la fin du monde. Il n’y a aucune raison de céder aux sirènes du catastrophisme. C’était mieux avant[16], dirions-nous ? Il est certain que le progrès comme croyance s’estompe et avec lui la promesse en les capacités de l’homme à faire advenir un avenir meilleur. Un sentiment de déclassement s’étend alors même que nous avons repoussé l’issue de nos vies de 30 à plus de 70 ans, conduit l’extrême pauvreté de 90 % à moins de 9% de la population et divisé par cent celui de la famine.
Mélancolique est notre France comme un pays dont l’état d’esprit est celui d’un ancien riche qui n’a plus les moyens de ses exigences et de son lustre passé. Stéphane Rozès parle de « panne de la maîtrise de l’avenir » pour pointer un rapport désenchanté à une verticalité politique sans ancrage de souveraineté authentiquement nationale[17].
Mélancolique, l’est aussi l’Europe qui n’est plus politiquement au centre du monde, ni l’histoire européenne le cœur d’un récit universel[18]. L’Europe est plutôt un monde où tout peut se jauger à l’aune de la marchandise qui est devenu tout naturellement un mode d’être. C’est-à-dire une norme sans « valeur » (mais avec un prix à payer) puisque tout peut se transformer en elle dans notre société[19]. Après 1989, la disparition du communisme en tant qu’ennemi extérieur et intérieur de la démocratie libérale a libéré les forces du marché et consacré se faisant une crise du politique, comme lieu d’un autre possible. Du rêve d’un autre monde.
David Lambert : Changer la vie ? Pourquoi ? Les « lendemains qui chantent » ? Pourquoi y croire encore ?
Nous partageons ce constat de Christophe Guilluy qu’en quelques décennies, la spécialisation des économies, l’adaptation aux normes d’un marché mondialisé, le renforcement de la division internationale du travail et l’arasement des systèmes de protection sociale ont provoqué l’implosion d’une forme traditionnelle de structuration sociale et des espoirs qui les accompagnent[20]. Ces derniers avaient beaucoup à voir avec le modèle de la « loyauté » et ses promesses d’ascenseur social, de statut acquis, de mérite… Et nous pensons aussi que la baisse programmée du niveau de vie d’un grand nombre d’entre nous (notamment par l’accentuation de la pression fiscale et le moindre remboursement des frais de santé par exemple) annonce une atrophie de la classe moyenne. Une sortie qui risque d’impacter durablement le lien social puisque beaucoup de retraités étant des acteurs majeurs de la solidarité et de l’engagement associatif et politique[21].
Cette lente disparition d’une classe moyenne majoritaire qui portait l’histoire nationale, qui plaçait en son centre, les partis de gauche progressiste comme de droite conservatrice, ouvre la voie à la multiplication des petites histoires identitaires. A un horizon davantage fragmenté qu’en « archipel », pour reprendre une catégorie qui nous est chère.
Une inquiétante tectonique des plaques fait qu’en notre société s’éloignent « ultra-riches », riches, classes moyennes et pauvres[22]. Un déficit de coopération coupe la corde qui relie ces personnes les unes aux autres, fait que la présence aux autres s’effiloche jusqu’à se réduire à un simple fil. Celui de la sèche loi du marché - et de ses obligations contractuelles - qui envahissent tous les segments de notre existence.
« Nous assistons à un renversement de l’antique malédiction attachée au labeur », souligne Pascal Bruckner : « les très riches afficheront des horaires faramineux, un surmenage revendiqué, les autres pointeront au chômage, vivront d’assistance, d’un revenu minimal »[23].
Plus le monde social s’unifie dans ses appareillages technologiques, financiers et informationnels, plus nous pianotons sur nos smartphones, plus notre temps médiatique s’accélère, plus notre société semble se fragmenter dans ses appartenances et se fragiliser dans son assise culturelle. Dans sa capacité à porter un élan commun. En notre pays, près de deux millions d’invisibles ne font pas ou plus de démarche de recherche active d’emploi[24].
Le risque est grand que chaque groupe, chaque communauté, chaque territoire… veille à ce que la norme minoritaire ne devienne pas la norme tout court[25]. Dans les sociétés multiculturelles, celle souvent où prévaut le sentiment que les gens « intelligents » (diplômés, urbains) ont trop de pouvoir, la bataille pour l’hégémonie culturelle ou simplement la place de son groupe au sein des minorités peut être sans fin. Dans la sphère de la politique, par exemple, nous évoluons d’une conception du vote comme devoir au vote comme défense catégorielle. C’est-à-dire des communautés, c’est-à-dire des clientèles pour les autorités politiques.
David Lambert : Pour beaucoup, les grands idéaux politiques apparaissent en effet comme des principes trop abstraits, trop disciplinaires, trop généraux ou lointains pour établir, au-delà des textes, une égalité de fait. En quoi cela est-il regrettable ?
Les nations les plus riches vivent le passage d’une citoyenneté comme signe d’appartenance nationale à "une citoyenneté de résidence" qui renforce nos multiples liens avec des niveaux locaux, régionaux, avec des diasporas, avec des institutions supranationales, avec d’autres groupes choisis avec lesquels nous n’avons que peu d’interaction physique régulière mais avec lesquels il est possible d’éprouver et d’entretenir un sentiment de lien et complicité…
Raymond Boudon parle de contestation « du monopole des politiques sur la politique »[26]. L’intérêt pour la politique telle qu’elle est conduite par les politiques – n’est pas du tout plus faible chez les plus jeunes, au contraire : ils sont davantage prêts que leurs aînés à pratiquer le boycott, à se lancer dans des grèves illégales, à manifester, à recourir à des occupations d’immeubles, etc., et cette volonté d’action directe - et individualisée - est d’autant plus grande que le niveau d’instruction est plus élevé.
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David Lambert : Hervé Le Bras parle également de nostalgie d’un modèle hiérarchique propre aux classes moyennes et aisées dans les années soixante, ce moment « où les parents étaient suffisamment instruits pour enseigner à leurs enfants des contenus comparables à ceux acquis à l’école »[27]. Aujourd’hui, face à l’acte éducatif, chacun semble comme un peu débordé par l’information disponible pour l’étudiant dans le creux de sa main[28]. Comment l’aider à structurer ces connaissances qui me dépassent… peuvent se demander beaucoup de parents ? Et les réticences à accepter une forme d’autorité en surplomb ne sont-elles pas de plus en plus fortes ?
Pour nos contemporains les plus jeunes et pour ceux de plus haut niveau d’instruction, l’existence de vérités semble de moins en moins considérée comme donnée une fois pour toutes. Avec eux, la question est comment fonder un socle culturel commun et des lignes claires d’action avec ces personnes, autour de nous, qui discutent de plus en plus des principes, qui veulent saisir le sens de ce qu’on leur demande et n’hésitent pas à interpeller les « sachants », les pouvoirs en place, et qui n’hésitent pas aussi à utiliser les tutoriels pour mieux utiliser Excel ou savoir cuisiner une blanquette de veau.
Les plus optimistes diront qu’il existe toujours une offre de solution sur internet. Tout le monde peut avoir, en effet, une opinion (multiplication des instances de production des vérités) et tout le monde est un peu devenu une personnalité publique en racontant sur Facebook ou Instagram la naissance de son dernier ou sur You Tube sa manière de faire le bœuf bourguignon. Les plus pessimistes y verront des mondes parallèles qui nous entourent et surtout sournoisement nous constituent, sortes de nouvel absolutisme et de réponse à tout pour les partisans des thèses complotistes ou les fous de l’identité[29].
David Lambert : Et puis, en quelque sorte, pour une minorité d’élèves, nous pouvons de plus en plus choisir nos ainés pour apprendre et réussir à l’école, ce qui augmente la complexité des systèmes sociaux et accélère la redistribution des rôles au sein de la famille.
Le lieu social où le bouleversement se mesure le mieux est la famille, lieu où peut coexister des valeurs tout à fait modernes – le culte du privé, le culte de l’amour entre conjoints, un souci du bien-être des enfants – et un fond plus traditionnel où la hiérarchie des sexes demeurait organisatrice en même temps que la hiérarchie entre générations. Cette famille en forme d’alliance des contraires prend fin exactement dans les années soixante, période de forte consommation fordiste, avec l’égalisation des sexes et celle des générations[30].
Aujourd’hui de plus en plus de jeunes fêtent Nöel ou d’autres moments de joie chez leurs « nouvelles familles », chez un nouveau Papa, chez une nouvelle Maman, chez un « nouveau ou nouvelle partenaire de vie », des grands-parents plus nombreux… en archipel relationnel. Les figures d’autorité légitimes de la famille dite « nucléaire » se multiplient avec l’essor des divorces, des recompostions affinitaires de toutes sortes et aussi de l’essor des foyers monoparentaux ! Ces jeunes qui grandissent sont amenés à faire autrement qu’il y a cinquante ans des ponts, des liens et des correspondances entre des mondes ou « ilots » culturels (potentiellement antagonistes du point de vue des valeurs et des manières d’être mais cela existait entre famille athée et famille pratiquante, entre famille communiste et famille conservatrice...) mais surtout plus nombreux et plus éloignés. Les longs trajets travail-domicile des parents/domicile des grands-parents pourront à la fois entacher la qualité et la profondeur des liens affectifs au sein d’un archipel familial en perpétuel transformation et conduire à se parler de plus en plus à distance physique, c’est-à-dire via les écrans.
David Lambert : Arrêtons-nous un instant sur cette jeunesse même si je sais que vous en soulignez souvent le caractère pluriel des aspirations ou des modes d’action. Il y a des jeunes chez les jeunes !
Pour certains de ces jeunes donc, l’attitude même de subordination qu’implique le travail, notamment le salariat, semble incompatible avec l’exercice d’une citoyenneté supposée libre. Le « turbo-capitalisme » crée objectivement des richesses (le Produit intérieur brut de la France, mais aussi des pays européens, n’a cessé d’augmenter) mais il ne permet pas de faire société car il ne profite pas au plus grand nombre. On connait la critique radicale de David Graeber qui interprète les « bullshit jobs » : notre société et ses dirigeants préfèrent occuper les travailleurs avec des tâches inutiles plutôt que de leur laisser du temps libre pour se reposer et réfléchir[31]. Qu’en pensez-vous ?
Nous sommes attentifs au désenchantement de certains jeunes - en claire sécession - qui pensent que « nous savons tous que le chômage ne sera jamais supprimé. La boite va mal ? On licencie. La boite va bien ? On investit dans l’automation, et on licencie »[32].
Il existe d’ailleurs tout un écosystème dans notre pays, des collectifs faisant de l’aide administrative pour « sortir du marché de l’emploi », comme le Bureau de désertion de l’emploi « pour échapper le plus possible ou totalement au monde du travail ». On y lit : « sortir de l'emploi, c'est dépasser certaines peurs (la peur de ne plus avoir de logement, de ne pas manger à sa faim, de se retrouver isolé·e, de s'ennuyer ...) et la pression sociale »[33]. Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce[34] !
Pour ces collectifs, « Grande Démission », « Grand Bouleversement » ou « Grande Flemme » sont la première pierre d’une objection de conscience qui n’est pas qu’une affaire de bourgeois réfractaires et de cadres surmenés. Davantage même une émancipation collective qui passe par la mise en déroute d’un « système » capitaliste qui n’a cessé de vouloir fixer cette main d’œuvre fugitive du soldat déserteur, de l’apprenti en fuite ou de l’esclave évadé[35].
Moins radicale, Monique Dagnaud a identifié trois scénarios types, post-covid, illustrant ce qu’elle nomme des bifurcations de destin pour des jeunes (diplômés) qui ne vont pas épouser une carrière « toute faite » : le choix d’un métier de la main (l’artisanat), l’attrait du care professionnel via la formation et le conseil en faveur d’un mieux-vivre ou mieux travailler (du coach à l’écoconsultant), le retour au travail de la terre ou l’immersion expérimentale dans des espaces naturels (de l’agriculteur bio au zadiste)[36].
Je rêvais d'un autre monde
Où la terre serait ronde
Où la lune serait blonde
Et la vie serait féconde
Dans ces choix d’une partie de la jeunesse qui porte plainte contre son époque, nous voyons la sortie du « hiérarchique » et l’appel à une vie en « tribus » (non plus les primitifs réseaux dits sociaux actuels, mais des réseaux fermés ou semi-fermés, parfois transnationaux, réservés aux « intimes choisis » ou aux « membres cooptés », et construits sur la base d’un projet commun ou d’un patrimoine commun).
Nous voyons bien sûr aussi une exigence forte de « donner du sens » à tout ce que l’on est, à tout ce que l’on fait et à tout ce que l’on devient (avec ou sans les religions, avec ou sans ascèse spirituelle, avec ou sans « coach » ou « psy » ...).
Nous pouvons souligner aussi une forte envie de coopération et de mutualisation. Comme avec ces lieux collectifs autogérés (ludothèque, outilthéque, bibliothèque, laverie...) ou bien ces listes de matériel que chacune et chacun possède sans utiliser souvent et qu’il convient de mieux partager. On veut connaître le travail des autres en connaissant ceux qui travaillent pour nous et ceux pour qui on travaille, loin de l’anonymat des grandes centres marchands.
Et nous pointons aussi la redéfinition de la mission des entreprises et organisations productives à mesure que croissent les laboratoires d’innovation, les incubateurs de start-up et les intrapreneurs (à qui l’on donne la possibilité de monter un projet comme n’importe quel entrepreneur, tout en continuant à bénéficier de leur salaire et du support de l’organisation)[37].
Pour cette partie de la jeunesse, les temps seraient à de petites entités autonomes fédérées par un projet commun pour sortir du productivisme. La notion d’autonomie y est clé et la pyramide hiérarchique à l’arborescence linéaire (relier entre eux les éléments avec le nombre minimum de relations) apparaît comme un système pauvre en relations.
Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely donnent l’exemple de Yes we camp qui veut aider SDF, marginaux, migrants, handicapés éloignés de l’emploi[38]. L’association y déploie depuis le début de l’année 2019 un lieu d’hébergement d’urgence de SDF, géré par l’association SOS, un restaurant associatif, des bureaux qui accueillent principalement des structures artistiques, créatives ou tournant autour de l’innovation sociale, culturelle et technique. Les sites Yes we camp abritent généralement la palette des lieux et activités devenues propres à tous les tiers-lieux : jardinage urbain, ressourcerie, fablab, troc, etc[39].
La figure qui émerge, dans ces collectifs, est celle des passeurs, des traducteurs, des translateurs, des convecteurs... On ne dit jamais aux gens ce qu’ils doivent faire indique Nicolas Détrie de Yes We Camp : « On ne dit pas qu’on va régler les problèmes des autres, on ne promet pas qu’on va changer la vie de ces pauvres gens, ce qui serait une vision charitable d’aidant/aidé. On se met juste en coprésence. »[40]
David Lambert : Vous soulignez là des aspects qui semblent positifs d’une certaine jeunesse. Plutôt celle des diplômés urbains qui se reconvertissent aussi, par exemple, dans la production et la distribution de produits agricoles biologiques. D’autres encore prônent le retour à une économie d’autosuffisance en milieu sauvage. Mais n’y aurait-il pas, alors, une face sombre à une certaine quête du bien être chez une bonne partie des individus ?
Vous avez raison. Evoquer une quête de sens, une envie de bien-être ou une recherche d’épanouissement apparaît clairement bien trouble - et franchement contradictoire - pour les travailleurs « de la débrouille », notamment les jeunes, livreurs de commandes pour des plateformes Internet, chauffeurs VTC et, plus largement, tous les « micro-travailleurs invisibles » comme les modérateurs ou autres « travailleurs du clic ». Nous avons à prendre en compte cette pluralité des mondes sociaux et des écarts de condition de plus en plus importants entre nos contemporains. Ubérisation, statut d’auto-entrepreneur et économie souterraine de la sous-traitance ont d’abord souvent ceci en commun : la précarité des conditions. Il y aurait actuellement 39 000 chauffeurs VTC et 84 000 livreurs parmi les « indépendants » collaborant avec les « plateformes » de type Uber ou Deliveroo.
La fragmentation de la société et le retour effarant de conditions d’emploi payées à l’heure recouvrent donc des réalités très différentes des travailleurs non salariés (TNS) et une constellation de significations : gagne-pain, job, emploi, business…[41]. Cet univers hétérogène regroupe des statuts très divers : professions libérales, artisans, free-lance, auto-entrepreneurs... Autour des entreprises dites « plateformes », un vaste halo composé de travailleurs plus ou moins indépendants, d’intérimaires, de personnes enchaînant les CDD de courte durée, d’auto-entrepreneurs et de personnes exerçant plusieurs activités en combinant différents statuts.
Le capitalisme débridé, qui est en lien pour nous avec la Gafamisation de notre société, quand il envahit notre quotidien, est fondé sur une stimulation constante de nos désirs. Mais travailler plus pour consommer plus, c’est aussi polluer plus… A-t-on besoin d’autant de publicités et même de publicité dans notre société ? A-t-on besoin d’autant de médicaments pour faire face à des formes d’usure ou de fatigue produites par la société marchande ? A-t-on besoin d’optimisation fiscale et des métiers qui vont avec ?
Ce capitalisme débridé offre un drôle d’idéal politique qui se nourrit de la rencontre de deux flux indépendants : « d’un côté, le travailleur déterritorialisé, devenu travailleur libre et nu ayant à vendre sa force de travail, de l’autre l’argent décodé devenu capital et capable de l’acheter »[42].
Mon propre confort devient synonyme de soumission ou de perte de dignité des travailleurs qui concourent à le produire. La crise sanitaire et les périodes de confinement ont pu souligner et amplifier cette France à plusieurs visages de livreurs à vélos, de préparateurs dans l’ombre, de clients à domicile...
David Lambert : Vous parlez de Gafamisation de nos modes de vie qui est devenue une seconde nature[43].
Elle consiste d’abord à mettre au centre de nos vies un écran et à nourrir, en permanence, l’esprit d’utilisateurs qui passent à autre chose avant même d’avoir commencé à faire quelque chose. Ainsi, en février 2021, 30 % de nos concitoyens déclaraient effectuer au moins une fois par mois des achats sur la plateforme Amazon[44].
Avec ce modèle, le chemin de la réussite nous est également quotidiennement présenté comme un devoir individuel, pour des individus mis en concurrence. Cette « réussite » commence par celle de l’apparence physique à contrôler sans cesse par la nutrition, l’entretien physique de la silhouette et même l’harmonie intérieure… Cette Gafamisationest synonyme, pour nous, de fragmentation, ce qui n’est pas positif et non de perspective heureuse et souhaitable d’archipel.
Ce capitalisme manque de boussole ! Il aboutit étonnamment à l’ennui du vide consumériste, à la faiblesse d’un modèle économique qui n’arrive pas à faire société parce qu’il ne parvient pas à réduire les inégalités[45]. Il est possible de vivre confortablement tout en allant très mal[46]. Le vide et la solitude d’une existence que l’on traverse seulement s’accommodent bien – et paradoxalement – des effets visibles du progrès technologique.
La personne humaine ne peut plus se définir par rapport à Dieu, à la République, au Roi ou aux promesses du Progrès[47]. Elle est tenue de le faire de plus en plus de manière autoréférentielle, de situer son identité non dans la distance entre soi et un Autre quelconque, mais dans la distance de soi à soi. C’est d’une autofondation permanente qu’il s’agit, d’une autofondation qui se confond avec une quête incessante, flottante, « liquide » dirait le sociologue Zygmunt Bauman, car assez ignorante des questions de l’origine et de la fin.
Le sujet de la modernité tardive néolibérale n’est plus de construire un avenir meilleur mais de s’adapter aux forces du présent. Le « turbo-capitalisme » empêche de nous projeter dans le temps à travers l’idée de progrès. Son obsession est de favoriser l’administration des choses par un gouvernement par les nombres et les cabinets d’audit.
Sur un plan parallèle, qui renforce le complexe et l’incertain, Serge Gruzinski parle d’une « irruption des mélanges"[48] qui envahissent les domaines de l’existence et d’un champ humain planétaire, strié de mobilités professionnelles, de migrations, de zones franches, de diasporas et d’espaces transfrontaliers. Le besoin de main-d’œuvre appelle le prolongement de cartes de séjours et l’assouplissement des conditions d’entrée sur un territoire. Cela ouvre notamment au domaine des recherches interculturelles qui nous passionne depuis plus de trente ans[49].
David Lambert : Mais alors, dans quelle mesure faut-il s’inquiéter d’une part de cet éparpillement du « moi » qu’engendrent le capitalisme et les technologies, et d’autre part de la capacité croissante des individus à se créer des identités différenciées selon les contextes ? Et, face à cette marchandisation croissante et au risque d’atomisation des liens dont vous parlez, quelles raisons d’espérer et quelles pistes d’action proposez-vous ?
En trois temps.
1, D’abord, en refusant le cap du retour en arrière.
Si les Français sont parmi les peuples les plus pessimistes au monde, c’est bien parce que ce qui les relie principalement n’est autre que la construction politique, une façon de voir et de penser[50]. En France, on administre d’en haut... C’est ce deuil que nous devons faire. Nous devons dépasser ce désir permanent « de la communauté protectrice, unifiée et unificatrice»[51] et retrouver ce qu’il y a d’interculturel dans ce qui nous constitue et nous dépasse et se nomme l’esprit vivant d’un peuple. « La France n’est jamais aussi grande que lorsqu’elle parle à tous les hommes » écrivait André Malraux.
L’émergence et la croissance contemporaine de différents types de communautés fondées sur des relations technologiques de proximité, des micro-groupes ou des micro-réseaux est actée comme phénomène de long terme. Ces formes de liens renforcent l’individu comme fondateur de sa propre réalité sociale, en valorisant l’idée de liberté et de droits fondés sur la souveraineté individuelle, le choix, la mobilité, les affinités, le plaisir et l’autonomie. Les habitudes autour de ces formes de liens ne disparaîtront pas de sitôt. Maitrisons-les.
Interculturel, avons-nous dit ? Pour un nombre croissant de nos contemporains, l’espace de référence dans lequel chacun demande à être jugé, évalué sur ses compétences et comparé dans ses engagements dépasse largement un seul cadre normatif, une seule tradition, un seul ancrage... Pensons au bricolage identitaire d’une personne qui a des parents nés dans deux pays différents, des enfants nés eux aussi dans deux pays différents et qui pratique trois langues.
Peut-on, dès lors, parler de « double » ou « triple » identité » pour elle ? Non. Amin Maalouf, que l’on pourrait imaginer coupé en deux d’après ses origines et ses lieux de vie, s’y refuse. Dans Les Identités meurtrières[52], il insiste au contraire sur le fait que le travail identitaire d’un individu ne saurait s’apparenter au rangement d’un meuble à tiroirs dissociés : « Moitié française, et moitié libanaise ? Pas du tout ! L’identité ne se compartimente pas, elle ne se répartit ni par moitiés, ni par tiers, ni par plages cloisonnées. Je n’ai pas plusieurs identités, j’en ai une seule, faite de tous les éléments qui l’ont façonnée, selon un « dosage » particulier qui n’est jamais le même d’une personne à l’autre ». Cela fait longtemps que nous nous intéressons à la dynamique de ces bricolages identitaires dans nos enquêtes sociologiques[53] et que nous les rattachons à figures d’archipel et processus de créolisation.
2, En refusant la « pensée courte », celle de certains temps médiatiques.
Nous sommes frappés de voir à quel point le « socialement correct » aujourd’hui consiste à être classable, à s’opposer, d’un seul bloc, ou à endosser sagement un rôle lisible et prévisible. Il nous faut sortir de la pensée binaire, de la polarité intellectuelle à laquelle nous conduisent, à notre insu, des algorithmes derrière des réseaux qui n'ont de "sociaux" que le vernis de l'étiquette. Il nous faut retrouver l'art de la nuance et surtout cultiver notre "intelligence émotionnelle" à travers un double effort de recherche de centralité et d'ouverture à la pensée et la parole de "l'autre".
Ceci nous invite à nous demander comment nous défaire de certaines de nos représentations ? Comment faire pour renverser ces croyances qui nous disent, par exemple, que les personnes qui sont dans la privation durable d’emploi méritent d’accéder à un emploi décent ou ne sont pas des « profiteurs » du système ? Comment, ensuite, chercher et convaincre les jeunes dans les missions locales, des réfugiés, des femmes, des personnes en situation de handicap, qu’ils ont bien leur place sur le marché du travail ? Comment convaincre les entreprises à s’écarter des diplômes comme réflexes premiers dans leurs sollicitations ?
3, En vivant l’effet libérateur de la rencontre.
Il faut être au moins deux pour accéder à l’humanité. « Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie », aimait à dire Paul Valéry. La pensée sans l’intervention d’autrui devient « monocorde ». Il convient de questionner sans cesse nos évidences[54].
En cela, nous nous inscrivons ainsi largement dans une certaine tradition intellectuelle française, qui est marquée par ce sens du doute, ce devoir de questionner, ces chemins du savoir qui relativisent la notion même de vérité avec Michel de Montaigne ou Blaise Pascal, mais aussi les lois avec Montesquieu, l’engagement avec Simone Weil, la liberté de jugement ou la notion de sauvage avec Claude Lévi-Strauss ou Françoise Héritier, tradition pour laquelle l’humanité existe, dans sa misère et son espérance. Et même sous les apparences de l’« inculte », du « fou », voire du « barbare ».
Reconnaissons aussi qu’il y aura toujours face à nous de l’imprévisible, de l’incompréhensible et de l’ambivalent. Les effets sur le temps long de la crise sanitaire le rappellent chaque jour. Épouser cette tradition française de pensée revient à assumer les contours d’un engagement laïque, à explorer un horizon introspectif, une philosophie qui expérimente, les limites aussi d’un certain relativisme culturel (autant de cultures, autant de natures). La vraie science est une ignorance qui se sait, la vraie liberté, c’est de pouvoir toute chose sur soi et que le signe le plus certain de la sagesse est la gaieté, comme l’énonçait Michel de Montaigne.
[1] : Pascal Bruckner, Le sacre des pantoufles : Du renoncement au monde, Grasset, 2022, p. 75.
[2] : Eric Albert et allii, Pourquoi j’irais travailler ?, Eyrolles, 2003, p. 28.
[3] : Elsa Godart, Comment relancer l’attractivité de l’entreprise et lutter contre la Grande Démission ?, Usbek et Rica, 6 octobre 2022.
[4] : Henry Zoë, « 20 Hottest Tech Companies With the Best Employee Perks”, Inc., 3 février 2016.
[5] : Jérôme Fourquet et Jérémie Peltier, « Grosse fatigue et épidémie de flemme : quand une partie des Français a mis les pouces », 11/11/2022, Rapport Fondation Jean Jaurès.
[6] : Olivier Roy, L'Aplatissement du monde, Le Seuil, 2022, p. 206.
[7] : Entretien avec Céline Marty, « L’attitude de subordination qu’implique le travail est incompatible avec l’exercice démocratique d’une citoyenneté libre », L’Humanité, 9 juin 2022.
[8] : Marcel Gauchet, Eric Conan et François Azouvi, Comprendre le malheur français, Stock, p. 299. Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely pointent la part des baptisés dans les naissances : 76 % en 1970 contre 27 % en 2018. En 1988, 40 % des Français déclaraient posséder un missel ; ils ne sont plus que 18 % aujourd’hui. Seuls 17 % d’entre eux affichent un crucifix (contre 39 % trente-deux ans plus tôt), et 14 % du buis bénit contre 36 % en 1988 (La France sous nos yeux, Editions du Seuil, 2021, p. 344).
[9] : Olivier Roy, L'Aplatissement du monde, Le Seuil, 2022, p. 59.
[10] : Raymond Boudon, Déclin de la morale ? Déclin des valeurs ?, Presses Universitaires de France, 2002.
[11] : Thomas Coutrot et Coralie Perez, Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire, Le Seuil, 2022, p. 27.
[12] : Eric Albert et allii, Pourquoi j’irais travailler ?, Eyrolles, 2003, p. 97.
[13] : Gilles Lipovetsky et Sébastien Charles, Les temps hypermodernes, Grasset, 2004, p. 25.
[14] : Luc Ferry, L'invention de la vie de Bohème : 1830-1900, Cercle d'Art.
[15] : Stéphane Rozès et Arnaud Benedetti, Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples, Editions du Cerf, 2022.
[16] : Relire Petite Poucette et C’était mieux avant ! du philosophe Michel Serres.
[17] : Stéphane Rozès et Arnaud Benedetti, Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples, Editions du Cerf, 2022, p. 52. Pourquoi sommes-nous les plus pessimistes au monde alors que notre situation économique et sociale, quoique dégradée, est encore enviable et enviée par l’étranger ?
55 % des Français se sentent, en 2023, exposés à des risques d’exclusion. La population des cadres était préservée autrefois par des contrats de travail indéterminés, des salaires conséquents et un capital culturel. Elle est aujourd’hui au même niveau que la moyenne nationale dans le registre de la crainte de déchoir. Le contrat socio-politique qui les unissait aux élites et classes dirigeantes est comme rompu.
Les licenciements boursiers du « turbo-capitalisme » viennent tout simplement percuter les garanties par lesquelles ces cadres s’imaginaient être protégés.
Le contrat du modèle de la loyauté reposait sur cette conviction que le profit de l’entreprise créait non seulement des emplois, mais garantissait sociologiquement la pérennité et la mobilité sociale des classes moyennes.
Stéphane Rozès et Arnaud Benedetti défendent « l’idée qu’au moment de la chute du Mur de Berlin, l’extension des marchés qui se globalisent mine et détruit les anciennes cohérences portées idéologiquement par les classes moyennes ».
[18] : Elisabeth Roudinesco, Soi-même comme un roi, Le Seuil, 2021.
[19] : Olivier Roy, L'Aplatissement du monde, Le Seuil, 2022, p. 33.
[20] : Christophe Guilluy, No society. La fin de la classe moyenne occidentale, Flammarion, 2018, p. 51.
[21] : Christophe Guilluy, No society. La fin de la classe moyenne occidentale, Flammarion, 2018, p. 70.
[22] : Emmanuel Todd s’oppose avec raison à une lecture qui validerait une montée en flèche, depuis trente ans, des inégalités économiques entre 99% de nos compatriotes et constate « le début d’une substantielle baisse du niveau de vie qui touche tous les groupes sociaux, ou presque ». L’exception que sous-entend ce « presque » est constituée de cet 1% d’ultra-riches qui cumule fortune et accaparements de toutes sortes, un « surplus » de richesse convertible en pouvoir politique et social de plus en plus étendu. Emmanuel Todd présente, comparativement aux puissances de son rang, une France « économiquement homogène » avec une présence d’ultras-riches. « Il suffit de se rappeler que les niveaux d’inégalité et de concentration des richesses étaient bien supérieurs au XIXème siècle et dans la première moitié du XXème siècle à ce qu’ils sont aujourd’hui : (…) pendant tout le XXème siècle, les 1% supérieurs captaient plus de 40% de la richesse de la France (et plus de 50% à la veille de la première guerre mondiale) » (Les luttes des classes en France au XXIème siècle, Le Seuil, 2020).
[23] : Pascal Bruckner, Le sacre des pantoufles : Du renoncement au monde, Grasset, 2022, p. 40.
[24] : Certains chômeurs sont éloignés depuis si longtemps parfois que certains disparaissent des statistiques. A force d’échec dans leurs recherches d’emploi, beaucoup se désespèrent. Selon l’Observatoire des inégalités ils seraient 1,9 millions (chiffres 2020) invisibilisés dans ce qu’on appelle le halo du chômage. Un halo qui s’agrandit (+24 % entre 2015 et 2020)… pendant que baisse le taux de chômage..
[25] : Christophe Guilluy, No society. La fin de la classe moyenne occidentale, Flammarion, 2014, pp. 160-161.
[26] : Raymond Boudon, Déclin de la morale ? Déclin des valeurs ?, Presses Universitaires de France, 2002.
[27] : Hervé Le Bras, Malaise dans l'identité, Actes Sud Littérature, 2017.
[28] : Michel Serres, Petite poucette, Le Pommier, 2012.
[29] : Gabrielle Halpern, Tous centaures. Eloge de l’hybridation, Le Pommier, 2019, p. 4.
[30] : Marcel Gauchet, Eric Conan et François Azouvi, Comprendre le malheur français, Stock, 2016, p. 300.
[31] : Céline Marty, Travailler moins pour vivre mieux, Dunod, 2021.
Dans le Manifeste des chômeurs heureux, on peut lire : « Le bottier ou l’ébéniste étaient fiers de leur art. Et naguère encore, les travailleurs des chantiers navals écrasaient une larme au coin de l’oeil en voyant partir au loin le navire qu’ils avaient construit. Mais ce sentiment d’être utile à la communauté a disparu de 95% des jobs. Le secteur des "services" n’emploie que des domestiques et des appendices d’ordinateurs qui n’ont aucune raison d’être fiers. Du vigile au technicien des systèmes d’alarme, une foule de chiens de garde ne sont payés que pour surveiller que l’on paye ce qui sans eux pourrait être gratuit ».
[32] : Manifeste des chômeurs heureux. On y lit : « Lecture publique à trois voix, en chaise-longue et agrémentée de diapositives, donnée pour la première fois le 14 Août 1996 au "Marché aux Esclaves" du Prater (Berlin-Est) devant une assemblée mi-enthousiaste, mi-dubitative. On y lit aussi : « jamais plus des travailleurs ne viendront remplacer les robots et automates. De plus, là où du travail "humain" est encore indispensable, on le délocalise vers les pays aux bas salaires, ou on importe des immigrés sous-payés pour le faire, dans une spirale descendante que seul le rétablissement de l’esclavage pourrait arrêter ».
[33] : Dans un des documents du Bureau de désertion de l’emploi, on lit : « Tout d’abord le mieux c’est de fuir au maximum les Contrats à Durée Indéterminée (CDI), qui s’ils offrent une certaine stabilité pour se projeter dans le temps (achat immobilier, famille, tout ça), sont moins idéaux lorsqu’on n’a pas envie de bosser toute sa vie. Pour toucher le chômage il faut négocier avec son patron ou trouver un moyen de se faire virer ! (…) Si ce n’est pas possible de quitter défnitivement son emploi, on peut avoir recours aux arrêts maladie pour souffler un peu de temps en temps ! (ça peut aussi aider si vous voulez vous faire virer par la suite). (…) Généralement arriver souvent en retard, faire son travail lentement / avec un excès de zèle qui ralentit la cadence ou se mettre régulièrement en arrêt maladie fonctionne pas trop mal ! ».
[34] : Selon le titre d’un livre de Corinne Morel Darleux aux Editions Libertalia.
[35] : Yann Moulier-Boutang, De l’esclavage au salariat. Economie historique du salariat bridé, PUF, 1998.
[36] : Monique Dagnaud, « Nouvelles élites : bifurquer de destin, sauver la planète, survivre (mieux) », Télos, 2 juin 2022.
[37] : Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l'hybridation, p. 25.
[38] : Monique Dagnaud et Jean-Laurent, Génération surdiplômée, Odile Jacob, 2021, p. 109.
[39] : Monique Dagnaud et Jean-Laurent, Génération surdiplômée, Odile Jacob, 2021, p. 159.
[40] : Monique Dagnaud et Jean-Laurent, Génération surdiplômée, Odile Jacob, 2021, p. 161.
[41] : Marie-Anne Dujarier, Troubles dans le travail. Sociologie d’une catégorie de pensée, PUF, 2021.
[42] : David Lapoujade, Deleuze, les mouvements, Editions de Minuit, 2014.
Dans le Manifeste des chômeurs heureux, on souligne : « C’est justement parce que l’argent, et non l’utilité sociale, est le but, que le chômage existe. Le plein emploi c’est la crise économique, le chômage c’est la santé du marché. Que se passe t-il, dès qu’une entreprise annonce une charrette de licenciements ? Les actionnaires sautent de joie, les spéculateurs la félicitent pour sa stratégie d’assainissement, les actions grimpent, et le prochain bilan témoignera des bénéfices ainsi engrangés. De la sorte, on peut dire que les chômeurs créent plus de profits que leurs ex-collègues. Il serait donc logique de les récompenser pour leur contribution sans égale à la croissance. Au lieu de cela, ils n’en touchent pas un rogaton. Le Chômeur Heureux veut être rétribué pour son non-travail ».
[43] : Régis Debray, Tracts en ligne (N°01), Alignez-vous !, Gallimard, p. 4.
[44] : Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux, Le Seuil, 2021, p. 475.
[45] : Christophe Guilluy, No society. La fin de la classe moyenne occidentale, Flammarion, année, p. 36.
[46] : Tomas Maldonado, Il Futuro della modernita, p. 92.
[47] : Dany-Robert Dufour, L’art de réduire les têtes. Sur la nouvelle servitude de l’homme libéré à l’ère du capitalisme total, Denoël, Paris 2003.
[48] : Serge Gruzinski, La Pensée métisse, Fayard, 1999.
[49] : Evalde Mutabazi et Philippe Pierre, Pour un management interculturel. De la diversité à la reconnaissance en entreprise, L’Harmattan, 2008 ; Jean-François Chanlat et Philippe Pierre, Management interculturel. Evolution, tendances et critiques, EMS, 2018.
[50] : Stéphane Rozès a raison d’écrire que l’imaginaire français, projectif et universaliste, c’est de refuser « l’idée qu’il y aurait une identité française au sens d’une caractérisation ontologique qui nous tienne par le passé ». « Universaliste » au sens de la dénaturalisation ou invisibilisation de nos origines et « projectif » au sens de dépassement par la présence à l’étranger (Stéphane Rozès et Arnaud Benedetti, Chaos - Essai sur les imaginaires des peuples, Editions du Cerf, 2022). Etre français, « c’est refuser l’idée que notre passé soit un verrou ». Nous dépassons toujours nos problèmes en nous projetant dans l’avenir. Nous devons embrasser le monde, disait André Malraux.
[51] : Francine Saillant et Éric Gagnon, Communautés et socialités. Formes et force du lien social dans la modernité tardive, Montréal, Liber, 2005.
[52] : Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Grasset, 1998.
[53] : Philippe Pierre, Mobilité internationale et identités des cadres. Des usages de l’ethnicité dans l’entreprise mondialisée, Editions Sides, 2003. Pensons à cette personne qui a traversé et fréquenté plus ou moins durablement des espaces de socialisation différents (et même parfois socialement vécus comme hautement contradictoires). Comme le vivrait un enfant projeté dans une famille d’accueil, un expatrié dans un pays étranger, une personne dite « transclasse » et éprouvant une forme d’ascension sociale fulgurante...
[54] : Michel Sauquet, Ne m’ôtez pas d’un doute. Vivre l’incertain, Salvator, 2021.
La pandémie de la Covid-19 fut, en tout point, un moment singulier. La toute première fois de l’histoire de notre espèce que toute l’Humanité a eu à affronter ensemble une même menace en un même temps.
L’impensable était partout. L’inédit devenait norme quotidienne.
Nous nous sommes ainsi redécouverts vulnérables au sein du vivant. L’état de sidération qui l’a accompagné a fait que nos contemporains se sont sentis autorisés à penser que la présence physique au travail n’était plus finalement une évidence.