Et si l’on essayait la « Déviance Positive » ?


Comprendre le renouveau des formes d’engagement au travail.

Eric Mellet et Philippe Pierre

Quatre billets pour comprendre et agir !

 

Avec Philippe Pierre, nos actions de formation et de coaching ainsi que nos partages d'expérience réguliers, nous ont révélé à quel point la question de la place réelle du travail pour jeunes et moins jeunes était au coeur des préoccupations de nos clients. Que pointaient sans cesse de fortes interrogations sur une quête de sens au travail, une supposée baisse tendancielle de motivation, et plus largement, un renouveau des formes d’engagement dans la sphère du travail.

Nous serions à un moment charnière, à un tournant franchi. De 10,3 % de taux de chômage en 2015, au sens du BIT, nous sommes passés à 7,3 % de la population active fin 2022. En moyenne, une offre d’emploi attire désormais moins d’un candidat alors qu’ils étaient 2,60 à se manifester en 2021. Ces chiffres varient du simple au triple selon les secteurs. La branche de la santé attire, par exemple, une moyenne d’à peine 0,4 candidat par offre ! Plus de 4000 postes de professeurs étaient restés non pourvus en juillet 2022. Manquera-t-on, à nouveau, de candidates et candidats à la rentrée 2023 ?

La « désertion » vient toucher des professions cruciales pour le simple fonctionnement quotidien de notre société.

Alors que le travail a, pour la plupart d'entre nous, constitué le socle, voire le sens majeur de l'existence, il semble ne pas en être de même pour des personnes qui ont envie d’avoir plusieurs vies professionnelles à vivre en même temps ou de « sortir du système ».

Aussi, c'est à travers quatre billets que nous nous proposons de tenter un décryptage des dynamiques à l'œuvre et que nous conclurons par la force de la différence, chère à Norbert Alter, de celles et ceux que nous nommons « déviantes et déviants positifs ».

Pour cela, nous croiserons regards et expériences issus de nos formations, nos conférences, nos enseignements universitaires ou nos coachings et de quatre champs disciplinaires :

  • Sociologie de l’entreprise
  • Management Interculturel
  • Psychologie Positive
  • Organisation Apprenante ...

et de trois niveaux d'observation…

  • La société globale
  • Les cultures d’organisation
  • La vie en équipe avec des « déviants positifs »

Dans nos quatre billets, vous trouverez, et nous assumons ce choix, considérations sociologiques et conseils pratiques de management. Si le seul outil dont nous disposons est un marteau, tout autour de nous ressemblera à un clou !

Nous chercherons à déconstruire des idées-reçues telles que « les Français seraient paresseux, et bien plus que les Allemands ou les Scandinaves… », que la « Grande Démission » serait synonyme de « Grande Paresse », que la paresse c’est l’inaction et le repli sur soi, que les jeunes ne voudraient plus travailler et sont plus individualistes que leurs ainés, que la crise sanitaire aurait finalement inauguré, en trois années, un rapport inédit au travail....

Au-delà des discours définitifs ou tonitruants, une révolte plus silencieuse se propage et qui renvoie au type de société que nous voulons construire demain. Et si les symptômes d’une rupture de la jeunesse avec le « sens du travail » dissimulaient, en réalité, la forêt du doute et même de la résignation face à un certain avenir que l’on ne veut plus ? Les Stakhanov se transforment-ils en Oblomov, ce personnage du roman éponyme d'Ivan Gontcharov affecté par une indécrottable apathie et la tentation du divan ?

 

Dans un premier billet (Crise de l’engagement et « Grande Démission » dans une société en « archipel »), nous interrogeons la notion même de « Grande Démission », cherchons ses sources et en relativisons la portée.

Dans un deuxième billet (Vivons-nous réellement la fin de la centralité du travail dans nos vies et pourquoi ce "Grand Bouleversement" ?), nous explorons une demande généralisée d’aplatissement des structures hiérarchiques et, plus largement, une érosion des figures traditionnelles d’autorité.

Dans un troisième billet (Grande Flemme ou renouveau de l’engagement ?), nous mettons en doute certains effets de la technologie galopante sur le bien-être et soulignons une face plus sombre de la société de confort.

Dans un quatrième billet (La place des "Déviants Positifs"), nous en appelons à la force des atypiques et mettons en garde contre le « Grand Adéquationnisme» qui toujours célèbre mimétisme et entre-soi et ce, dès le recrutement. Nous valorisons la force de la rencontre et des atypiques si ceux-ci sont généreux et délivrent du résultat au-delà de leurs seules différences.

 

Nous sommes questionnés par David Lambert dirigeant de FuturGo, un cabinet conseil innovant dont les équipes sont convaincus que placer ensemble l'innovation au service des entreprises confère un avenir plus    sûr et qu’il convient de fonder un nouveau pacte de loyauté et d’engagement entre employeurs et employés.Billet 3/4 : « Grande Flemme » ou renouveau de l’engagement ?

 

Billet 4/4 : Et si l'on essayait la "Déviance Positive" ?

 

7 points en résumé :

Dans ce billet accessible sur www.mellet-consulting.com et sur www.philippepierre.com, derrière le terme de « déviants positifs », nous pointons plusieurs phénomènes :

- Associons « pépites extérieures » et « pépinières internes » ! On ne peut plus recruter que des experts avec 5 à 10 ans d’expérience dans un métier et cela oblige à élargir constamment viviers et manières de regarder les autres pour mieux les connaître et les intégrer !

- A une approche « problème cherche solution », préférons le regard des « déviants positifs » qui nous permettent d’échapper aux solutions standardisées et aux carrières longues en « escalier »

- Ces « déviants positifs » ou « talents » sont utiles pour innover et faire rupture quand cela est utile. Selon nous, ils illustrent l’usage de la liberté, de sa liberté, comme pouvoir de révision des normes qui prévalent dans un collectif humain et disent souvent une               « normalité » qui engourdit

- Ces « déviants positifs » ou « talents* » sont souvent mis à mal par des personnes qui les transforment en « boucs-émissaires »

- Les innovateurs s’étiolent assez vite dans une organisation classique qui ne cultive pas un ou des « environnements apprenants ». Et aussi l’éducation de l’audace qui n’est pas sanction de l’échec mais expérimentation et encouragement constant à « l’essai-erreur »

- « Déviants positifs » et « talents » ont cela aussi en commun de vouloir « apprendre à apprendre » et d’apprécier les managers qui - leur fixant un cap et un cadre - osent le feed-back très régulier

- Rénover une culture d’organisation - en intégrant des profils atypiques - est certes long et exigeant mais ne peut se faire sans souci de l’équité. C’est-à-dire, savoir identifier et assumer des différences, produites précisément par les déviants « positifs » et « talents », qui profitent, au final, à toutes et tous !

Vous croiserez, dans ce billet, Marlon Brando et l’équipée sauvage, les principes de la « déviance positive », des équilibristes de l’émergence, Jacques Dutronc, un énergigramme, des pas sur le bitume, René Girard, Françoise Héritier, Colette, un lama qui vous regardera avec amour, Nietzsche en toute fin du billet…

 *Vous l'avez compris, notre définition du "talent" n'est pas celle qui prévaut dans beaucoup d'organisation pour lesquelles le "talent" a les caractéristiques du dirigeant actuel avec 20 ans de moins !

 

A la recherche du déviant positif @jeremy-bishop - Surfer

A la recherche du déviant positif @jeremy-bishop - Surfer

 

David Lambert (Dirigeant de FuturGo) : Eric Mellet et Philippe Pierre, en quoi consiste l’approche de la  « Déviance Positive » ?

 

 De manière tout à fait conventionnelle, les praticiens accompagnateurs du changement social se concentrent sur les comportements les plus communs dans les organisations qui rencontrent des difficultés pour en comprendre les origines et y apporter des « solutions correctives[1]. C’est l’approche classique : « problème cherche solution » !

Force est de constater que trop souvent devant des défis toujours plus complexes, les méthodes dites « traditionnelles » d’accompagnement du changement fondées sur les outils et pratiques des « experts externes » ne marchent plus, voire même suscitent le rejet. C'est même selon une étude McKinsey (c'est quand même un comble), 70% de taux d'échec des missions de la sacro-sainte "conduite du changement"[2]. Une raison majeure : la sous-estimation du "facteur humain"! Les acteurs du système vivent cela comme une disqualification de leurs compétences, une défiance des dirigeants à leur égard et cela sape leur engagement. Le syndrome de la « Best Practice » identifiée à la serpe par l’expert extérieur inconscient de la complexité du système, formalisée en fiche prête à l’emploi et imposée par une hiérarchie loin du terrain ne trompe plus personne !

L’approche dite de la « Déviance Positive » s’appuie sur l’idée que :

  • toute communauté est à même d’identifier ses difficultés si on lui en donne l’opportunité, le temps et les moyens
  • dans toute communauté, des « déviants positifs » ont déjà trouvé des solutions adaptées à la situation/problème et à ses contraintes
  • une fois identifiées, ces pratiques peuvent être transmises (sans être imposées) et donner lieu à des plans d’action concrets pour promouvoir leur adoption par toutes les parties prenantes concernées
  • les réussites doivent être communiquées, célébrées et amplifiées stimulant ainsi « l’apprenance » à tous les niveaux de l’organisation

Parce qu’iIs agissent le plus souvent dans les interstices de l'organisation, à sa périphérie, là où la prise d'initiative est possible et en fonction de l'opportunité qui se présente, les « déviants positifs » ont besoin de ressentir de la confiance de la part de leur hiérarchie, d’éprouver la reconnaissance de leur contribution spécifique et de bénéficier de l’autonomie pour s'exprimer et innover.

 

 

David Lambert : Si l’on part à la recherche des « déviants positifs », quels sont les signes pour les repérer ?

 

Les « déviants positifs »  visent toujours à améliorer, à simplifier, à satisfaire les attentes des diverses parties impliquées dans un processus sans perdre de vue la recherche d’un bien commun.

Ils sont par nature rares (10 à 15 % des effectifs totaux) et nous pouvons faire quelques constats simples sur ces « déviants positifs » :

  • On peut les qualifier de « socio-perceptifs » car « ils se comportent comme des stratèges opportunistes et réussissent assez bien à piloter leur vie de façon avisée. Leur profil est schématiquement le suivant : dans un environnement complexe et incertain, ils s’orientent en utilisant conjointement leur raison, leurs émotions et leur intuition…Ils cultivent l’intelligence des socio-systèmes et perçoivent les motivations des uns et des autres (personnes ou collectifs) ; ils anticipent les conduites et sentent les latences et les dynamiques qui sous-tendent le cours des choses »[3]
  • Dans leur environnement professionnel, ils jouissent généralement de la reconnaissance de leurs pairs et (normalement) de leur hiérarchie directe pour la capacité à délivrer systématiquement des résultats élevés, et cela, par des voies non conventionnelles ;
  • Ils démontrent et diffusent un « état d’esprit de développement » c’est à dire « orienté solution », toujours prêts à élargir leur zone de confort pour trouver « ce qui marche » à leur niveau bien sûr, mais aussi avec la réelle préoccupation de servir aux mieux les intérêts du système dans son ensemble
  • Ils font preuve de résilience et chaque obstacle ou échec rencontré est, à leurs yeux, une occasion d’en tirer individuellement et collectivement des enseignements et une nouvelle énergie pour trouver de nouveaux chemins pour mener à bien leurs projets
  • Leurs facteurs de motivations sont avant tout intrinsèques : ils cherchent à atteindre leurs objectifs parce qu’ils leur procurent de la satisfaction et qu’ils sont en accord avec leurs valeurs, leurs aspirations et leurs forces
  • Ils ne cherchent pas le « pouvoir sur » mais bien davantage le « pouvoir de » et la reconnaissance dont ils ont besoin de la part de la hiérarchie doit se traduire par une véritable confiance en leur sincérité, leur engagement et la « marge d’autonomie » qu’on leur accorde est souvent plus importante à leurs yeux que les moyens qu’on leur donne ;
  • Ils sont à l’aise dans les interstices ou à la périphérie de l’organisation, conscients que le prix à payer en temps et en énergie dans les « jeux de pouvoir » nuirait à leur réelle capacité à exprimer leur créativité et à influencer le réel
  • Ils passent plus de temps que les autres, en cas de « coup dur », de négociation âpre, de décision clés à prendre... avec les autres, les yeux dans les yeux, en face-à-face et délaissent alors les e-mails, les « copies cachées », les « pour information »...
  • Ils donnent rarement d’ordres mais interprètent et influencent (au commandement, ils préfèrent l’autorité basée sur la compétence et l’art du questionnement ;
  • Ils sont capables de tenir bon dans les moments critiques où leur côté passionné fait la différence
  • Ce sont des « équilibristes de l’émergence » qui parviennent à comprendre les signaux faibles qui bruissent dans la société, l’entreprise et à leur donner une voix. Un signal faible est pour eux un fait paradoxal qui inspire réflexion ;
  • Ils font des correspondances pour eux et pour les autres entre les activités de travail et hors travail
  • Ils sont souvent nourris par la pratique d’une discipline (arts plastiques, arts martiaux, musique, sport en compétition...)
  • Ils sont souvent porteurs d’un héritage moral ou s’inscrivent dans une filiation personnelle (vision enracinée dans le passé)
  • Ils ont souvent un engagement actif dans la société civile
Les paroles de la chanson L'aventurier  par Jacques Dutronc sont, en ce sens, explicites :
"Je suis un aventurier
Et j'ai beaucoup bourlingué
J'ai fait la vie à Varsovie
J'ai fait le mort à Baltimore
J'ai fait le rat à Canberra
J'ai joué aux dés à Yaoundé
J'ai joué aux dames à Amsterdam
J'ai fait des games à Birmingham
Je suis un aventurier
Avec lequel il faut compter
Je suis un aventurier
Avec lequel il faut compter..." 

 

 

David Lambert : Il vous arrive aussi de parler de « talent ? Anders Ericsson soulignait que « le talent, ce n’est pas ce que vous faites une fois que vous êtes bon, mais ce que vous faites pour devenir bon ».

 

 

Pierre Mirallès dit souvent que « si la compétence d’un individu se définit notamment par ce qu’il sait faire, son talent se caractérise par ce qu’il fait mieux que les autres ».

Théodore Roosevelt entendait que « le meilleur manager est celui qui sait trouver les talents pour faire les choses, et qui sait aussi réfréner son envie de s'en mêler pendant qu'ils les font ».

Un talent est plus qu’un potentiel. Un talent peut se définir comme excellent, différent et généreux.

 

Excellent : le talent performe à bon niveau de contribution. Ce n’est pas un potentiel dont on suppose qu’il va faire. Le talent fait. Il réalise. Comme réalise un joueur d’un sport collectif qui ne reste pas sur le banc – dont on dit qu’il a à du potentiel (supposé) - mais qui rentre sur le terrain, s’implique et performe. L’excellence renvoie ici aux ressources personnelles rares, héritées, entretenues par la pression compétitive et orientées par une « vocation »[4].

 

Différent : le talent emprunte des voies nouvelles ou peu empruntées. Il cultive cette originalité et à le goût de l’expérimentation. Pour lui, la répétition ne fixe pas la notion ! Il veut que cette différence soit encouragée pour qu’il l’assume avec sérénité.

 

Généreux, cela signifie que le talent transmet tours de main, bonnes pratiques et même coup d’œil à des personnes qui se situent hiérarchiquement à tous les niveaux. En cela, le talent n’est pas dans l’organigramme, il est dans “l’énergigramme” (peu importe pour lui le rang et le statut du point de vue que la compétence soit démontrée !) !

 

Une personne talentueuse aide à voir le monde tel qu’il est et non tel que l’on voudrait qu’il soit…

Elle vise à comprendre qu’une innovation n’est pas forcément une idée nouvelle de plus mais une vieille certitude de moins ! Pour elle, une réussite arrive si on essaye une fois de plus que le nombre d’échecs.

Nous avons pu remarquer qu’il faut faire confiance d’abord aux jeunes talents pour attirer les jeunes talents et montrer que, dans votre entreprise, on traite avec égards les anciens. Ce sont les très bonnes relations avec les anciens qui fidélisent les jeunes talents.

Une personne talentueuse à la capacité de vous ouvrir l’accès à d’autres milieux que celui que vous côtoyez au quotidien. Elle vous aide à créer des relations entre des domaines qui jusqu’alors n’avaient pas de liens entre eux pour vous… Elle vous persuade aussi que faire partie d’une troupe ou d’un commando a une durée de vie limitée, que c’est un de ses grands intérêts, et que l’on ne peut pas gérer tout le monde de la même manière (mêmes contrats, mêmes objectifs…).

Il faut aussi comprendre que les innovateurs sont souvent stimulés par la perspective de trouver l’idée qui fera leur propre succès et leur permettra de créer leur propre structure. A nous de nous y associer plus tard et réussir avec eux !

Le talent est une femme ou un homme du marché du travail (tout entier) tandis que celle ou celui que l’on pourrait nommer le “potentiel classique” est une femme ou un homme de l’organisation qui l’emploie. Il est d’abord connu dans l’organisation.

Un talent est « énergivore » (vous interroge, vous questionne sur l’essentiel...), « chronophage » (vous prend du temps quand vous êtes disponible et à l’écoute...) et... « ressourçant ». Ressourçant, cela veut dire que le talent n’hésite pas à tester ses idées et à proposer des choses dans une perspective d’amélioration continue. Elle ou il revient vous voir en fin de semaine pour vous donner une bonne idée ou vous livrer une intuition à discuter avec ardeur.

Le temps d’action du talent est rarement planifié à l’avance... Et ce temps est souvent caractérisé par des conversations courtes, rapides, disjointes qui permettent de voir les problèmes sous un angle nouveau. Ce que l’on nomme le “faisceau d’indices” ! Et qui peut vous mettre mal à l’aise car ne vous renvoie pas forcément à ce que vous maitrisez bien (la zone de confort de votre « compétence consciente ») !

Un talent est déconcertant car il est capable de temps forts et de temps faibles choisis. Cela veut dire que vous pouvez le voir en état de faible intensité lors d’une réunion toute entière qu’il juge non décisive, reprendre des forces et l’assumer (temps faibles)... pour mieux rebondir ensuite (temps forts). Si le temps d’action et sa capacité de réaction ne sont pas planifiés à l’avance, on en déduira que l’énergie du talent, elle, est planifiée à l’avance et dépend ces temps faibles et forts choisis et préservés !

Un talent veut de vous - manager - un “cap” (pourquoi on est là ? quelle est la stratégie de l’équipe ou de l’entreprise ?) et un “cadre” (comment on fait cela ? quelle est la bonne façon de faire ?). Il ne peut “marcher” avec vous que s’il voit le bout du chemin ou la promesse d’un beau voyage à faire ! Souvenons-nous que ce n’est parce que l’on a fixé un cap que les individus comprennent ce qu’il y a à faire. L’objectif s’explique, la stratégie se négocie et la tactique se délègue. La lumière en ces trois points (stratégie, puis tactique, puis objectif...) permet de ne pas avoir d’ombre ! C’est à vous, en large partie, de faire la lumière car le leadership consiste à créer un « changement auquel on croit » (comme le dit Seth Godin). Et les managers ont intérêt à approcher les collaborateurs par une posture  « haute », qui suscite des émotions, éveille une tension créatrice, parfois une distance et une crainte maîtrisée... puis s’imposer ensuite par une posture plus « proche » (démontrer sa compétence et sa profonde humanité) que le contraire. Un manager qui n’incarne qu’une posture « basse » génère, en réalité, de l’anxiété par excès de faiblesse et pousse, à terme, les équipes à un certain désinvestissement (de toute façon, il ne sanctionnera pas !). Seuls les managers qui disposent des deux registres (hauts et bas, distants et proches) peuvent susciter de l’engagement, voire de l’admiration. Les leaders touchent les cœurs avant de demander un coup de main.

Un talent est capable de vous dire avec bienveillance : « comment tu me vois professionnellement dans 5 ans et ce n’est pas forcément ici, dans notre entreprise ? » « Aide-moi à co-construire mon projet professionnel ! »  Du reste, ce projet professionnel est un projet de vie tout court ! Le travail n’est qu’un des points de l’espace tout l’entier. Ce qu’attend de vous la talent est de resituer l’expérience professionnelle avec vous dans un parcours de vie plus large.

Un talent se comporte donc, en général, de manière inattendue. Atypiques, bienvenue ! Avec eux, on doit alors passer la réalité à un révélateur ! Car le talent véritable ouvre à ce qui est imprévisible, innovant, étrange... Et vous que comptez- vous faire pour valoriser des talents issus d’horizons non conventionnels ?

Nous avons pu remarquer que les personnes talentueuses ne sont pas toujours celles qui le montrent le plus!

 

 

Carpe Diem....                                               Photo de Etienne Girardet sur Unsplash

 

 

David Lambert : Pourquoi faut-il protéger les talents ?

 

Et le faire volontairement ! Un talent peut être puis ne plus être.

 

David Lambert : Cela me fait penser au best-seller de Robert Sutton, professeur à Stanford :  Objectif zéro-sale-con : Petit guide de survie face aux connards, despotes, enflures, harceleurs, trous du cul et autres personnes nuisibles qui sévissent au travail ! Et aussi à cette citation de Carol Dweck : « les (faux) génies n’ont pas besoin d’équipes géniales » !

 

Les meilleurs ennemis du talent, nous les nommons les « Ph neutres ». Ils peuvent même devenir « acides ». Ils chassent en meute et s’en prennent aux talents. A ceux qui ont moins de pouvoir qu’eux. Autant rester seuls à jouer les gros poissons, pour reprendre l’héritage de Carol Dweck dans son ouvrage Changer d’état d’esprit, publié en 2010.

René Girard, philosophe français, en particulier dans ses ouvrages La violence et le sacré et Le bouc-émissaire souligne l’importance qu’il y a à protéger les talents et non céder au conformisme ambiant qui récompense - autour de nous - toujours les plus dociles ! Ceux que l’on pourrait les « Grands Conformes » en organisation et qui finissent par peupler les comités de direction si l’on n’y prend  garde !

René Girard souligne le rôle de la « violence fondatrice » pour expliquer le penchant de l’Homme à chercher des boucs émissaires responsables de ses malheurs. Un bouc-émissaire est une personne qui paye pour toutes les autres. Il est tout simplement impossible de construire une image de soi autrement qu’en nous comparant à autrui, à une norme induite par nos observations ! L’injustice est à la base de cette élection/désignation du bouc émissaire. René Girard rappelle ce rite de la religion hébraïque. Dans la Bible (Lévitique) on peut lire que le prêtre d’Israël posait ses deux mains sur la tête d’un bouc. De cette manière, on pensait que tous les péchés commis par les juifs étaient transmis à l’animal. Celui-ci était ensuite chassé dans le désert d’Azazel (= traduit fautivement par « émissaire ») pour tenir les péchés à distance. Ce bouc n’avait rien fait de mal, il était choisi au hasard pour porter le blâme de tous afin que ces derniers soient dégagés de toute accusation.

Le mécanisme du bouc émissaire repose sur une illusion persécutrice partagée entre bourreaux et victimes. Il faut un coupable pour faire taire la violence généralisée. Si les citoyens de Thèbes voient dans Oedipe le responsable du fléau qui ravage leur ville, celui-ci en retour est convaincu de sa culpabilité et se crève les yeux pour ne plus voir sa faute.

Le « talent » nous renvoie à notre propre parcours quand il fait avec aisance et détachement, facilité, pourrait-on dire, ce que l’on a du mal à faire. A l’origine de toute violence, explique René Girard, il y a le « désir mimétique », c’est-à-dire le désir d’imiter ce que l’Autre désire, de posséder ce que possède autrui, non que cette chose soit précieuse en soi, ou intéressante, mais le fait même qu’elle soit possédée par un autre la rend irrésistible.

Le talent sera éliminé et instinctuellement deviendra victime, jouant le rôle à la fois de pansement et de paratonnerre. La mise à l’écart du talent permet donc au groupe humain de réduire des pulsions violentes.

Retenons la leçon de René Girard : protégeons les talents (excellents, différents, généreux) car ils sont constamment menacés par le conformisme étouffant ! Par celles et ceux qui veillent avec zèle au bon déroulement des processus quitte à les graver dans le marbre. Rappelons-nous que dans la tradition chinoise des « Tchéou », le manager devenu légitime est un moyeu de la rue sur lequel s’équilibrent les rayons, est celui qui réussit à reconnaître tous les talents.

Dans un collectif humain qui fonctionne bien, une norme culturelle existe entre les membres du groupe pour modérer la dramatisation des propos lors d’une réunion ou au moment d’une prise de décision importante. Mais il doit aussi exister une forme de divergence dans l’expression des opinions et c’est bien sûr là que les talents trouvent toutes leur importance ! Une solution, pour le manager, consiste à commencer les débats par des arguments et non par les avis (polarisés) de chacun, à limiter le coût affectif des réunions par des temporalités courtes, un ordre du jour auquel on tient et des propos énoncés compréhensibles pour tous (pensons à ceux qui ne parlent pas bien la langue du pays d’accueil de la réunion). La lucidité d’une décision collective, cela s’organise ! Un collectif humain, laissé à lui-même, trop homogène en ses convictions, radicalise la nature des opinions individuelles, les élimine à terme. Il est donc toujours gagnant, pour un manager, d’organiser les échanges et de faciliter les débats contradictoires en faisant travailler, en amont d’une réunion ou d’une journée de travail, un groupe de « pour » et un groupe de « contre ». Et au cours de cette phase amont, de proposer d’autres modèles et d’autres opinions par l’accès à des conférences, de la veille documentaire, des rencontres avec des anciens... La personne talentueuse prend des risques pour transformer. Le « ph neutre » contrôle les risques pour ne pas transiger.

 

 

David Lambert : Et en avouant nos limites, nous signalons que nous reconnaissons avoir besoin des compétences complémentaires de l’équipe. Une norme est établie grâce à la présence de la personne talentueuse : la proximité et la confiance se développent. Un talent, c’est une personne qui dit : j’ai besoin de toi ! Le talent a-t-il un âge ?

 

 

Le talent peut se détruire comme Arthur Rimbaud à 21 ans ! François René de Chateaubriand écrit ses Mémoires d’outre-tombe entre 76 et 79 ans ! Gustave Eiffel achève les travaux de sa Tour à 57 ans ! Louis Pasteur invente le vaccin antirabique à 63 ans ! Françoise Héritier écrit jusqu’à mort. Colette aussi.

La curiosité alimente l’aptitude à innover. Comme celle des sœurs Tatin !

 

 

 

Quoi ma gueule ?                                  Photo de Greg Lippert sur Unsplash

 

 

David Lambert : Vous faites un lien entre apprenance et talents ?

 

Le talent dépend toujours de ce que nous nommons, avec Michel Serres, l’éducation de l’audace, c’est-à-dire un environnement apprenant (qui offre à chacun la liberté de se développer sans contrainte et de formuler de nouvelles idées). Comme un trampoline ! En renvoyant les idées à leur auteur, l’environnement apprenant leur donne de la perspective et génère des moments de découverte mutuelle entre les membres d’une équipe qui se soude.

La chance, dans ce contexte ? C’est savoir rebondir sur les rencontres que l’on fait ! L’audace est un « aimant à opportunités » ! Si tu veux faire réussir quelqu’un de différent, dans tes équipes, empresses toi de lui faire rencontrer quelqu’un qui lui ressemble, quelqu’un qui lui est similaire et avec qui il pourra partager ses peines ou ses difficultés. Et fais-lui aussi rencontrer quelqu’un d’exigeant qui lui permettre d’inventer un avenir (compétences futures) et prenant appui sur ses compétences actuelles. Un peu comme réussit à le faire, pour Billy Elliott, la professeur de danse classique qui lui permet d’inventer un autre avenir et de soutenir une identité de profil atypique ! Elle a su voir ce que les autres ne voyaient pas ou refusaient de voir.

 

 

David Lambert : Oui. Elle amène à considérer la rencontre comme une entrée en contact avec une œuvre d’art !

 

Oui, c’est tout à fait cela, c'est avoir accès à une oeuvre d'art !

Nous avons eu la chance de réaliser des milliers d'entretiens de recrutement dans nos carrières de manager ou de DRH, d'enseignant ou de chercheur. Et ainsi, nous le croyons, ouvrir des horizons, encourager des vocations.

Oui, recruter aussi, c'est avoir accès à une œuvre d'art ! Nous assumons pleinement cet idéalisme !

Recruter, c'est accepter de vivre une rencontre ! Oui, une rencontre. Et non un simple rendez-vous qui se programme. Une rencontre porte en son sein l'imprévisible, l'inattendu et ouvre la porte à celle ou celui qui n'est pas comme nous ! Qui nous percute dans nos évidences. Qui, par son art du questionnement, nous touche à l'essentiel !

Bien recruter, c'est accepter de ne pas faire confiance tout de suite à ce que l'on ressent. La première intuition n'est pas bonne conseillère... Ne faites jamais totalement confiance à ce que vous ressentez quand vous le ressentez ! Moins nous avons de temps et plus nous sommes fatigués et plus nous avons tendance à tenir compte uniquement de l’information qui confirme les idées que nous avons déjà (biais de confirmation). Ne relisez pas le cv du candidat deux minutes avant l’entretien car nous avons tendance à accorder un poids démesuré à la première information dont nous disposons (biais d’ancrage).

L'imprévisible... "Une œuvre d'art devrait toujours nous apprendre que nous n'avions pas vu ce que nous voyons"disait Paul Valéry. Une œuvre d'art arrête le temps et nous questionne sur ce que nous sommes... Nous fait grandir. Il en est de même en recrutement !

Quand un recrutement s'opère bien, nous validons toujours ce triptyque : jamais en un seul lieu, jamais en une seule fois et jamais tout seul. Qu'est-ce à dire ?

Qu'il faut marcher en recrutement. Au moins un tiers du temps. On fait de même quand on aime une œuvre d'art. On se déplace dans la salle du musée, dans la rue, dans l'atelier... Pour accéder à la composition, pour apprécier la touche ou la matière, pour mieux voir et surtout mieux écouter... Lorsque l’on marche, à mesure que nous cheminons, nous aiguisons notre attention, nous sommes stimulés par des apports extérieurs, ce qui casse le mode de pensée linéaire et contribue à déclencher de nouvelles associations d’idées.

Qu'il faut revoir une personne pour en apprécier la qualité. On fait de même quand on aime une œuvre d'art. On revient la voir avec une autre humeur, une autre envie, une autre saison du coeur.

Qu'il faut évaluer à plusieurs. On fait de même quand on aime une œuvre d'art. On en parle à une personne que l'on aime ou apprécie.

"Une œuvre d'art n'est lisible que par approfondissements successifs" a écrit le natif de Röcken en Prusse...

[1] : Shirley Singhal & Marston Holt, 2013.

[2]  « Organizing for successful change management » - Joseph Isern & Caroline Pung – A McKinsey global survey – The McKinsey Quaterly – June 2006

[3] : Alain de Vulpian & Irène Dupoux-Couturier, Homo sapiens à l'heure de l'intelligence artificielle : la métamorphose humaniste, Editions Eyrolles, 2019.

[4] : Pierre Mirallès, Le management des talents, Entreprises et management, 2007.

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Nos indicateurs de performance :
2021
Satisfaction : %
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2020
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